Toute production destinée à un public est aujourd’hui considérée comme un contenu. Pourtant, beaucoup de ces contenus ne contiennent pas grand-chose. Plus grave encore, ils reposent souvent sur les mêmes recettes. Ne serait-il pas temps de changer ça ?

Ce qui est posté sur un réseau social, placé dans un média, présent sur une plateforme ou émis par une chaîne de télévision ou une station de radio, publié par un éditeur ou un label, c’est du contenu. Largement répandue, cette notion fait l’objet de bien peu de questionnements quant à sa nature et à ses finalités. Elle est pourtant loin d’être simple, univoque ou sans effets.

Quel que soit le registre de leur création, tous ceux qui fabriquent ces objets se retrouvent ainsi englobés dans l’appellation «créateurs de contenus». D’un certain point de vue, cette catégorisation unifie des secteurs qu’une certaine hiérarchie distinguait auparavant : le webmaster d’un site BtoB vendant des composants électroniques est maintenant tout autant un «créateur de contenus» qu’une écrivaine auteure de littérature.

Un contenu présente par définition une dimension industrielle. Même quand il est le résultat d’une opération «artistique», sa diffusion suppose l’intervention d’une chaîne logistique : le contenu est toujours le produit fini d’une chaîne de fabrication. Dans les entreprises ou chez les producteurs spécialisés auxquelles les entreprises sous-traitent leurs productions dans différents médias, on parle d’ailleurs de content factory, littéralement une usine de contenus dont la finalité est la fabrication du langage.

Le langage machinisé

L’actualité récente liée aux robots conversationnels pilotés par IA permet notamment de voir se dessiner de plus en plus nettement deux conceptions de ce que devrait être un contenu. Il y a ceux, quantitativement majoritaires, qui sont essentiellement destinés à être lus et indexés par des machines (c’est la logique du SEO). Parce qu’ils obéissent à un certain nombre de règles (occurrences, cocon sémantique, balises…), ces contenus pourraient avoir été écrits par des machines. Résultat : tous les articles produits de cette façon finissent par se ressembler et n’émergent donc pas dans l’océan de l’infobésité.

Ils emploient les mêmes expressions (l’ADN de l’entreprise, les challenges qui sont des opportunités, la sortie de la zone de confort, la réinvention de soi…), et semblent formulés par le même rédacteur. En définitive, ce n’est pas une personne, c’est un individu machinisé qui réplique industriellement des process d’écriture et de mise en page.

Touchant désormais tous les secteurs, cette démarche repose sur une conception utilitariste du langage. Celle-ci vise à remplacer la complexité de la langue humaine pour transformer son statut en celui de simple outil au service d’intérêts commerciaux. De ce point de vue, l’apparition récente et très médiatisée des robots conversationnels fondés sur l’IA n’est que l’évolution logique de ce système. Si l’enjeu est de s’adresser à des machines, il n’y a sans doute rien de mieux qu’une machine pour dialoguer avec une autre machine.

S’étonner de l’étonnement

On ne peut alors que s’étonner de l’étonnement de certains à voir les machines les remplacer à plus ou moins brève échéance. En privilégiant l’indexation à tout autre mode d’écriture ou de création, à quoi d’autre pouvaient-ils s’attendre ? En réalité, ce sont les humains qui, peu à peu, se sont transformés en machines – ils sont devenus des machines par anticipation. Ainsi, ils ont occupé une place destinée à une opération machinique tant que les machines capables d’effectuer ces tâches n’existaient pas encore. Les humains n’ont pas cultivé ni optimisé leur singularité. Ils n’ont pas compté sur les capacités poétiques du langage, ni sur la particularité d’une expression subjective. Ils sont au contraire rentrés dans un processus mimétique avec les machines.

En industrialisant l’écriture, ils ont été les artisans de leur remplacement programmé par plus fort et bien plus économique qu’eux. En se transformant en «machines à écrire» du SEO, ils ont anticipé, et même provoqué, l’apparition des robots conversationnels. Comme ils faisaient moins bien le travail, comme ils étaient des imitations de machines, il était inévitable que l’évolution technologique les rattrape et les dépasse. La rentabilité économique n’a pas d’états d’âme : le «salaire mensuel» de Chat GPT en version professionnelle est de 42 dollars, sans congés payés, ni participation, ni revendication au partage de la richesse. Ainsi, en croyant participer à l’édification du progrès, des humains ont eux-mêmes causé leur malheur, présent ou à venir.

Mais cette performance à attendre des machines peut se révéler modérée et atteindre une limite tout aussi rapidement qu’elle s’est imposée. Il n’est en effet pas impossible que cette hyperperformance des contenus générés par l’IA produise par saturation une uniformisation structurelle encore plus grande et une production encore plus dépourvue de singularité.

Rencontre avec des contenus remarquables

La taylorisation des messages est susceptible de produire une unification, non seulement du message reçu, mais aussi des conditions et du niveau de la réception. L’esprit s’habitue en effet à des façons normalisées d’entendre, de comprendre, de saisir. La contention du langage, autour de formules toutes faites, produit une normalisation de l’attention, donc une réduction de la diversité et de la complexité. Cette standardisation peut donc à terme se révéler stérilisante. Et il est sans doute sain d’adopter des positions plus ouvertes pour faire échec à cet appauvrissement.

C’est là que peut intervenir, entre autres, la deuxième forme de contenus, dont le principe est précisément d’échapper à cette standardisation. Il s’agit de s’appuyer sur la force d’un langage non plus contraint, mais d’une langue vivante apte à transmettre de l’émotion et de la singularité. Il s’agit alors de faire confiance à la parole particulière d’une personne, qu’elle soit physique ou morale, comme dans le cas d’une marque ou d’une entreprise. Cette approche prendrait en compte les processus d’optimisation des messages sans pour autant assécher la langue et la faire basculer dans une logique mécaniste où sa nature est trahie. Employé ainsi, y compris dans la communication d’entreprise, le langage pourrait emporter l’adhésion par une force de conviction retrouvée.

En fait, un bon contenu n’est pas seulement contenu, il est aussi un contenant : il doit contenir quelque chose en s’émancipant de la simple optimisation. Ainsi, parce qu’il possède une saveur particulière, un contenu de ce type diffère d’un contenu machinique, quel que soit le génie de l’algorithme qui l’a généré en une poignée de secondes.

Article initialement paru dans Stratégies.