Un jour considérée comme une formidable aide technologique, le lendemain comme une concurrente déloyale, la machine exerce autant fascination que méfiance. De la première révolution industrielle au transhumanisme, les formes de ce rapport ambigu des humains aux machines ont été multiples. Qu’en est-il réellement ?

Intelligence artificielle (IA), robotique, Métavers, web3… les technologies fondées sur le numérique repoussent les frontières du possible et les limites de la créativité humaine, d’autant qu’elles évoluent toujours plus vite. Selon Margaret Boden, chercheuse en sciences cognitives, « La créativité est la capacité de proposer des idées ou des artefacts nouveaux, surprenants et précieux. » Plus globalement, la créativité, c’est la capacité d’observer, de manipuler et de synthétiser des sensations, des perceptions, des informations, des signaux, des besoins et des envies pour les transformer en une réalité à forte valeur ajoutée.

Mais cette habileté créative, qui caractérise les humains, est-elle menacée par l’avènement des machines ? L’IA est-elle en train de dépasser, voire menacer l’intelligence humaine sensible et créatrice comme l’ont prédit Stephen Hawking, Elon Musk ou encore Bill Gates ? Une chose est certaine, elle présente un incroyable potentiel pour l’humanité. À elle seule, sa contribution probable à l’économie mondiale s’élèverait à 15 700 milliards de dollars d’ici 2030. L’apport de l’IA ne se limite pas au coup de pouce d’un chatbot, à la conduite d’une voiture autonome, ou à l’assistance de Siri (Apple) et d’Alexa (Amazon). Il n’est pas exagéré de prétendre qu’elle est un facilitateur de créativité pour les êtres humains. Et pourquoi pas une muse pour l’esprit créatif ?

Machine de synthèse

Aujourd’hui, l’Intelligence Artificielle est capable de créer des photographies, des films, des BD et même un monde virtuel : le Métavers. La technologie est donc apte à numériser un univers parallèle en y intégrant des produits, des services et jusqu’à des œuvres d’art. Ces innovations se contentent de dupliquer et de recompiler des éléments existants. La réinvention, l’identification de zones inexplorées demeurent à ce jour le privilège des êtres humains.

La machine n’opère pour l’heure que des synthèses, des combinaisons qui conduiront toujours, mathématiquement, aux mêmes conclusions. Si elle excelle dans des tâches répétitives et parfaitement encadrées, aucune IA n’est proactive et ne dépassera les frontières établies et balisées par son programme.

Le digital, parce qu’il a supprimé la possibilité d’une différence entre un original et des copies, a généralisé l’acte créatif au détriment de l’acte créateur. De cette manière, il a porté un coup fatal au mythe romantique du créateur solitaire pour lui substituer l’idée d’un échange et d’une collaboration généralisée. Il n’en reste pas moins un outil surpuissant mis au service de la créativité. Celle-ci n’est pas seulement la capacité de synthétiser des informations, mais plutôt ce que l’esprit humain extrait de cette synthèse et de cet assemblage d’informations en y apportant des perceptions et des sensations. L’être humain est bien plus créatif que la machine. La technologie peut élargir notre champ de vision et faire des liens que nous n’aurions pas imaginés, mais elle n’est pas une puissance créatrice. Lorsqu’une IA produit de l’art plastique  ou de la musique, c’est uniquement à partir d’une proposition humaine (description, code, image…). Le génie créatif, l’élan de créativité, restent humains avant tout. Aucune IA ne sait démarrer d’une feuille blanche. C’est sans doute pour cette raison que l’EPO (l’Office Européen des Brevets) rejette tout dépôt de brevet pour une innovation conçue par une Intelligence Artificielle. D’ailleurs, jusqu’à présent, toutes les machines ont échoué au test de Turing, autrement dit, aucune n’a réussi à se faire passer pour un humain auprès d’un interlocuteur dans une conversation.

La créativité démocratisée

En réalité, machine et humain ne sont pas deux intelligences en compétition. L’IA est un facilitateur, un vecteur de créativité humaine. Elle permet de dépasser les limites de l’esprit humain, d’aller plus vite et plus loin. Créer n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui. La machine ne remplace pas le talent, mais elle permet à tous les talents de s’exprimer. La facilité avec laquelle les jeunes musiciens parviennent désormais à créer, enregistrer, mixer, et même distribuer leurs albums dans leur chambre, là où auparavant, il fallait d’énormes studios, des ingénieurs hautement qualifiés et des labels ou des majors compagnies pour la distribution est un exemple particulièrement représentatif de cette évolution. 

La machine peut capter bien plus d’informations et interpréter plus vite que le cerveau humain. Avec la Data, elle mélange différentes sources, remonte l’historique, établit des corrélations, apportant ainsi des perspectives auxquelles nous n’aurions pas nécessairement pensé. L’IA décuple nos capacités. Elle ouvre donc de nouveaux horizons à la créativité humaine, en étendant encore son spectre, sans la cantonner à l’expression artistique. Car l’industrie est aussi un vaste domaine où la machine rend possible une véritable explosion de créativité. La technologie y est désormais une source d’inspiration : le secteur pharmaceutique avec la création de nouvelles molécules, la robotique avec la puissance de ses calculs, l’architecture avec le jumeau numérique, l’automobile et les transports autonomes, l’envoi de drones dans l’espace ou sur le théâtre d’opérations militaires, la connexion universelle avec l’internet satellitaire… Invention, amélioration,optimisation, etc., la créativité peut s’exprimer de multiples façons dans l’industrie. 

Aujourd’hui, si les machines sont bien plus puissantes qu’auparavant, elles sont surtout bien plus accessibles et intuitives. La machine a ainsi démocratisé la créativité. Elle l’a rendue plus fluide, plus aisée, plus évidente, plus malléable. Elle décloisonne et ainsi ouvre les frontières qui nous empêchaient, jusqu’alors d’accéder à de nouvelles compétences, au talent et à la formation. C’est un accélérateur de connaissances et de compétences, un catalyseur de créativité. 

Le digital a changé la nature même de ce qu’est une machine. Auparavant, celles-ci étaient des extensions démultipliées de la force humaine. L’essor de l’industrie s’est construit sur cette ambition prométhéenne qui consistait à mécaniser la force humaine pour maîtriser et exploiter les forces de la nature (charbon, vapeur, électricité, pétrole, atome, etc.). Le digital a engendré des machines d’un tout autre genre où la puissance transformatrice vient de la capacité de calcul, de l’établissement de corrélations et de la numérisation du monde. Ainsi, le digital a une vertu native : celle de créer des mondes, notamment en facilitant la modélisation. Et c’est cette aptitude qui change tout, en donnant un nouvel élan à la créativité humaine. 

Protéger le créatif de la tentation du récréatif 

Si l’IA a des vertus indéniables, elle peut aussi nous inonder d’informations et contribuer, dans une guerre méthodique et permanente de l’attention, à une forme d’isolement. Connectés sur nos écrans, nous courons le risque de devenir passifs, voire végétatifs. L’usage récréatif prendrait alors le pas sur l’usage créatif. À force de tout simplifier, la machine prémâche également nos tâches. Affaiblissant ainsi la valeur transformatrice et pédagogique du travail, elle risque de nous faire sombrer dans un ennui perpétuel. 

Ne tombons pas pour autant dans le pessimisme. Ce qui caractérise l’être humain est en effet sa capacité d’adaptation. Il est probable qu’il saura tirer parti de manière positive de la puissance de l’IA et des nouvelles technologies. Après tout, la machine n’est elle-même que le résultat de la créativité humaine. Et, jusqu’à preuve du contraire, sauf dans les romans de science-fiction ou dans 2001 L’Odyssée de l’espace, l’Intelligence Artificielle ne s’est jamais retournée de manière autonome contre son propre créateur. Alors, dans un élan créatif optimiste, continuons à améliorer nos muses, elles nous le rendront bien.

Article initialement paru dans Forbes.