Ce monde qui s’ouvre grâce au numérique a de quoi rendre le travail au quotidien plus intéressant, la capacité des hommes et des femmes à analyser, choisir, décider est davantage sollicitée.

La formule « le monde d’après » sonne pour beaucoup comme une incitation à repenser les choses, la manière dont nous vivons, travaillons, communiquons. Habitués, dans un pays jacobin, à attendre la directive venue d’en haut, les Français·es donnent tous·tes leur avis, mais rares sont ceux et celles qui proposent leur vision pour reconsidérer les choses et vraiment changer le quotidien. La faute à qui ? Non à leur incapacité, non à leur manque d’idées, mais à cette tendance à penser trop répandue selon laquelle il y a l’élite d’un côté et la masse du peuple de l’autre. Cette dichotomie tend à dissuader le plus grand nombre de se prendre pour des êtres capables de changer les choses. Oui, Napoléon a marqué son temps, oui, Ferdinand de Lesseps a construit le canal de Suez, Blaise Pascal laisse un héritage séculaire, Curie ou Pasteur font encore office de maîtres à penser dans leur domaine. Oui, des Français·es se sont illustré·es dans la science, la technologie mais on a trop tendance à penser que ce sont des images d’Épinal, des références suprêmes comme des apparitions bibliques alors que chaque année, des inventions naissent dans l’hexagone, l’essor de la Start-up nation à la française atteste de la créativité. Mais arrêtons de penser qu’il faut nécessairement être data scientist pour comprendre le monde contemporain et lui apporter sa part. Trop souvent, il ne vient pas à l’esprit des Français·es qu’eux·elles aussi peuvent innover !

Innover m’apparaît comme une gymnastique de l’esprit. Des personnes comme Marc Simoncini réussissent non pas une fois ni deux fois, mais trois ou quatre fois à lancer des projets qui marchent ! Le fondateur de Meetic a aussi créé Multimania ou Sensee, et d’autres entreprises. Autre exemple : Xavier Niel dont l’École 42 et Station F sont deux magnifiques créations. Des initiatives multiples qui attestent que leur approche disruptive peut s’appliquer à de nombreux projets. Il faut que d’autres suivent ce mouvement en se demandant comment ils peuvent faire les choses différemment et mieux pour être partie prenante du « monde de demain ». Être innovant finalement, n’est-ce pas participer plutôt que subir les initiatives lancées par d’autres ?

Innover, c’est aussi tout simplement améliorer

Grâce à la banalisation d’outils puissants, grâce à la généralisation du numérique et au partage des ressources documentaires à l’échelle mondiale, il n’y a plus guère d’obstacles pour accéder à la connaissance. Il est temps que nos compatriotes se persuadent qu’innover n’est pas l’apanage des génies. Ils le peuvent aussi… pourvu qu’ils aient conscience de ce que recouvre la notion d’« innovation ». Tout le monde en parle, mais qui sait vraiment ce qu’elle recouvre ?

C’est en partie pour éclairer le public sur cette notion d’innovation que j’ai écrit Osons. J’y souligne notamment la différence entre « innover » et « inventer » ou bien « créer ». En toute modestie, je me suis employé à étudier les réussites et en ai déduit quelques remarques.

Par exemple, si l’on analyse froidement la success story des poids lourds des GAFAM, on découvre que, paradoxalement, Apple, succès incontesté avec un chiffre d’affaires qui culmine à plus de 100 milliards de dollars et une capitalisation de plus de 2 000 milliards, n’a pas inventé ce qui a fait son succès, comme on le croit trop souvent : l’entreprise américaine n’a inventé ni le micro-ordinateur (mis au point par la société française R2E, ni le baladeur MP3 (lancé par le coréen Mpman), ni le smartphone (proposé par IBM dès 1992), ni la tablette (due à Grid Systems, fondée par un ancien de Xerox). En revanche, Apple est remarquablement innovant, il a ainsi conçu le Macintosh grâce à l’interface graphique élaborée par Xerox. Être innovant n’exige donc pas nécessairement d’être un génie inventif, mais par exemple de générer les conditions créatives pour remplacer un produit existant par un autre doté de nouvelles fonctionnalités, d’un nouveau design ou d’autres avantages.

Pour avoir développé depuis plus de deux décennies Prodware, groupe spécialisé dans la transformation numérique, je me suis rendu compte qu’innover ne peut pas se faire sans les gens.

Le numérique est pris en main par de plus en plus de personnes – et l’accélération qu’a permise la pandémie permet à chacun de devenir plus facilement acteur de l’innovation. En outre, à travers son ampleur planétaire, la crise de covid-19 a agi comme un révélateur de certains dysfonctionnements des sociétés ou des économies. Et les nouvelles technologies issues du numérique se sont positionnées dans de nombreux domaines comme porteuses de solutions pour affronter, régler ou dépasser ces problèmes ou ces impasses.

Une nouvelle topographie des compétences

Les démarcations entre de nombreux domaines sont devenues poreuses et fluctuantes. Dans et par l’innovation, des frontières se réinventent, des domaines autrefois dissociés s’interpénètrent. Là où, par exemple, la production et les services relevaient hier encore de compétences multiples, exigeaient des modes d’organisation parfaitement distincts, ils tendent de plus en plus à se mélanger et à se compléter pour ne former qu’une seule activité plus large et plus englobante. Le résultat de cette évolution est une qualité de service largement accrue, une performance économique multipliée et une pénibilité au travail diminuée. L’IoT, l’IA, le machine learning, la réalité augmentée, la réalité virtuelle et le cloud sont les clés de cette nouvelle topographie des compétences et des capacités qui suscitent l’émergence de nouveaux concepts de services. Prenons l’exemple des ascenseurs en autodiagnostic de fonctionnement et d’usure. En disposant des données et des statistiques des mêmes modèles dans le monde entier, ils font intervenir automatiquement un technicien pour la maintenance en amont de la panne et évitent ainsi la plupart du temps une immobilisation coûteuse et pénible de l’appareil.

Débarrassé·es de tâches pénibles et automatiques, les hommes et femmes vont alors s’impliquer dans des missions qui réclament davantage une dimension humaine, relationnelle. Ce monde qui s’ouvre grâce au numérique a de quoi rendre le travail au quotidien plus intéressant, la capacité des hommes et des femmes à analyser, choisir, décider est davantage sollicitée.

C’est pourquoi il faut expliquer encore et encore les implications de la transformation digitale. Pour éviter les risques et exploiter les avantages qu’elle offre. Croire que le monde de demain n’obéira qu’à des algorithmes est fallacieux, il y a toujours un homme ou une femme derrière l’ordinateur qui est allé·e chercher des informations. Comment faire pour que la recherche de data soit faite, non au détriment de la société mais pour un progrès aussi collectif que possible ? C’est toute la question. Je pense qu’il est possible de maîtriser ces développements.

Mais avec la puissance viennent aussi les responsabilités. Il ne faut en effet pas ignorer les risques que l’innovation présente si on la laisse sans contrôle créer des excès dommageables. Une attitude éclairée est donc requise : réaliser que l’innovation est notre alliée, mais ne pas croire qu’elle peut tout à elle seule. Il faut la considérer avec confiance, sans optimisme béat ni scepticisme stérile. Il faut savoir où faire passer la frontière entre ce que peut l’innovation et ce qu’il faut lui laisser faire. Il s’agit d’un sujet à part entière que doit obligatoirement et sans délai intégrer le système éducatif. Sans doute la place de l’innovation devrait-elle être abordée dès l’école selon deux axes principaux : 1/par le circuit d’enseignement (collèges, lycées) et 2/par le circuit associatif. Mais il faudra alors oser innover ! Et nous pouvons conserver une sacrée dose d’optimisme car « innover n’est pas l’apanage des génies, alors… ».

Tribune initialement parue sur Ecoréseau